UE / OTAN / RUSSIE … la tectonique des plaques

Mai 1, 2015

En 2007, lors d’un échange de vues avec un chercheur russe, ce dernier m’assurait avec une grande conviction que « l’élargissement de l’Union européenne était dicté par Washington », me rappelant les vagues d’adhésion successives en 1999 et 2004 d’anciennes républiques socialistes soviétiques à l’OTAN et à l’Union Européenne, situation difficilement acceptable pour Moscou.

Cette affirmation, provocatrice à souhait, permit de lancer une discussion où il ne fut pas facile de rappeler à mon interlocuteur que les deux organisations n’étaient pas de même nature et que les politiques de sécurité et de défense transatlantique et européenne n’avaient pas les mêmes objectifs. Puis il évoqua les candidatures de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN et les politiques « intrusives » de l’Union européenne, notamment celles visant à encourager des relations plus étroites avec les pays limitrophes de l’UE par le biais d’une association politique et d’une intensification de leur intégration économique dont l’Ukraine, la Géorgie, et la Moldavie étaient, entre autres, partenaires ; ces initiatives s’opposaient de fait aux projets développés par la Russie dans le cadre de la Communauté eurasiatique économique. Puis fut abordée l’habituelle critique sur l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo…

Arrêtons-nous sur ce que déclarait le Président Russe  interviewé le 2 septembre 2013 par l’”Associated Press” sur la situation économique en Ukraine et les accords avec l’Union européenne :

As for integration, we need to respect Ukraine’s stance here as well. If Ukraine is convinced that it will benefit more from, say, signing a free trade agreement with the EU, then so be it. But we see some problems in this development for both of our countries…….. So it’s not a matter of our willingness or unwillingness, it’s not a matter of blocking somebody’s way. We are also holding talks with the EU. We are considering creating a free trade zone; we are considering signing a new fundamental agreement. But I know our European partners quite well – they are nice guys, you can take a glass of German beer or Schnapps with them, or a glass of tasty French or Italian wine. But as soon as they sit down for talks, they become hard and pragmatic. It’s a huge problem to get something from them.

Aujourd’hui, je repense à cet échange. Depuis, de nombreux évènements ont marqué l’actualité internationale. La Crimée est devenue russe. Les armes se sont provisoirement tues dans les régions séparatistes d’Ukraine. L’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie ont signé des accords avec l’Union européenne. Le président ukrainien Porochenko a souhaité l’adhésion de son pays à l’UE et à l’OTAN. Le président Vladimir Poutine, de son côté a signé, une nouvelle doctrine militaire pour les forces armées russes, considérant l’expansion de l’OTAN et les efforts entrepris pour déstabiliser la Russie et les pays avoisinants comme les menaces les plus graves pour sa sécurité.

La Pologne et les pays Baltes s’inquiètent, l’Estonie notamment, dont les minorités russophones représente 25% de la population. La Moldavie est préoccupée par une situation en Transnistrie qui pourrait se détériorer rapidement.

La situation est sérieuse et préoccupante car personne ne peut prédire ce que sera la prochaine étape. Moscou a des arguments et une stratégie tracée comme nous allons le voir. L’Union européenne est partagée, les enjeux économiques et énergétiques avec la Russie pesant sur la recherche d’un consensus à 28. Au sein de l’OTAN, les Etats-Unis et certains pays alliés souhaitent aller plus loin, mais là également la recherche du consensus est difficile.

Comment en sommes nous arrivés là ? Qu’avons nous manqué ?

La fin de la guerre froide avait ouvert des opportunités ; dès 1994, l’OTAN lançait dans le cadre du partenariat pour la paix un processus de rapprochement avec la Russie, confirmé par la création du Conseil OTAN Russie le 28 mai 2002. Ce partenariat permettait également à d’autres pays de préparer leur adhésion à l’OTAN, adhésion de nature essentiellement politique, il faut le dire. De son côté l’Ukraine développait avec l’OTAN une coopération animée dans le cadre d’une Commission OTAN-Ukraine créée en 1997.

L’année 1999 fut sans doute un tournant. J’étais auditeur au Collège de l’OTAN à Rome. L’officier de marine russe de notre comité fut rappelé par Moscou le lendemain des premières frappes aériennes de l’Alliance dans les Balkans. La Pologne, la Hongrie et la Tchéquie venaient d’adhérer à l’OTAN. Ils étaient les premiers pays de l’ex URSS à intégrer le « vainqueur » de la guerre froide et se trouvaient associés à la première opération militaire de l’alliance depuis sa création, une opération dont le cadre juridique ne faisait pas l’unanimité. En avril, l’OTAN adoptait un nouveau concept stratégique en fêtant des 50 ans.

L’Union Européenne de son côté déployait sa Politique européenne de voisinage, décidée lors du Conseil européen de Stockholm (23 et 24 mars 2001) dans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne de 2004 à dix nouveaux États membres, afin d’éviter l’apparition de nouvelles lignes de partage en Europe. Initialement, la politique de voisinage ne visait que les états à l’est des nouvelles frontières de l’UE (Russie, Biélorussie, Ukraine et Moldavie). Elle a cependant été étendue aux pays du Sud Caucase (Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan).

Dans les années 2000, la Russie créait la Communauté économique eurasiatique, organisation intergouvernementale de coopération économique, commerciale, douanière, technologique, monétaire, industrielle, financière, humanitaire, scientifique, agricole et énergétique regroupant des États issus de la Communauté des Etats indépendants. Elle avait pour objectif d’effacer les échecs de la CEI, de former un véritable marché commun et de reprendre le processus d’intégration au sein de la CEI. Elle deviendra le 1er janvier 2015 l’Union Economique Eurasiatique. Cette structure a toujours été considérée comme le complément économique de l’Organisation du Traité de sécurité collective créé en 2003 que Moscou aurait voulu devenir l’interlocuteur de l’OTAN pour les questions de sécurité et de défense.

Parallèlement L’OTAN et la Russie établissaient en 2003 une étude sur l’interopérabilité des systèmes de défense anti missiles de théâtre. En 2010 le Groupe de travail du Conseil OTAN- Russie sur la défense anti missile réfléchissait même à la voie à suivre pour coopérer dans le cadre de la défense antimissile balistique. Mais la Russie se retirera unilatéralement en octobre 2013.

Si la fin du XXème siècle reste dans les mémoires, l’année 2008 allait marquer une étape importante. En avril, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest, les demandes d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie étaient repoussées, notamment par l’Allemagne et la France. L’été suivant, au début du mois d’août, la Russie et la Géorgie s’affrontaient dans un conflit armé en Ossétie du Sud puis en Abkhazie, le président Russe, D. Medvedev, invoquant la responsabilité de protéger les populations russophones en Ossétie du sud face à l’agression des troupes géorgiennes. La réponse militaire russe suivait un plan préparé par l’état-major général dès la fin 2006 et approuvé par le premier ministre de l’époque, V. Poutine. Elle montrait très clairement la volonté de Moscou d’intervenir dans ce que la Russie considérait comme son étranger proche, Mer Noire et Ukraine notamment. Le 10 août, le ministère ukrainien des Affaires étrangères déclarait que Kiev se réservait le droit d’interdire le retour à Sébastopol des navires russes engagés dans les opérations russes en Géorgie, ce que Moscou considéra comme “antirusse”.

On se souvient de ces événements mais il est intéressant de relire ce que déclarait le président Russe lors du sommet de l’OTAN à Bucarest le 2 avril cette année là :

In Ukraine, one third are ethnic Russians. Out of forty five million people, in line with the official census, seventeen millions are Russians. There are regions, where only the Russian population lives, for instance, in the Crimea. 90% are Russians. Generally speaking, Ukraine is a very complicated state. Ukraine, in the form it currently exists, was created in the Soviet times, it received its territories from Poland – after the Second World war, from Czechoslovakia, from Romania – and at present not all the problems have been solved as yet in the border region with Romania in the Black Sea. Then, it received huge territories from Russia in the east and south of the country. It is a complicated state formation. If we introduce into it NATO problems, other problems, it may put the state on the verge of its existence. Complicated internal political problems are taking place there. We should act also very-very carefully. We do not have any right to veto, and, probably, we do not pretend to have. But I want that all of us, when deciding such issues, realize that we have there our interests as well. Well, seventeen million Russians currently live in Ukraine. Who may state that we do not have any interests there? South, the south of Ukraine, completely, there are only Russians.

Une façon claire de planter le décor et de rappeler que depuis la fin de l’URSS, près de 25 millions de Russes “ethniques” vivaient hors de Russie.

L’intervention en Libye en 2011, sous mandat du conseil de Sécurité (Résolution 1973 pour laquelle la Russie et la Chine n’ont pas opposé leur véto) autorisait l’OTAN à intervenir notamment dans le cadre du concept de la « Responsabilité de Protéger ». La Russie et son stratège auront tiré les leçons de cet engagement et de la façon dont la résolution a pu être interprétée pour d’autres développements.

Aujourd’hui, le Président Russe remet la géopolitique au centre d’une réalité où la géographie, l’histoire, les intérêts nationaux et la volonté politique viennent soutenir un vrai dessein.

L’état final recherché vient du XIXe siècle avec une vision impériale en termes de zones d’influence mais la stratégie est novatrice et met les européens et les américains devant une situation particulièrement complexe que l’on aurait pu peut être voir venir depuis un certain temps………

La guerre est devenue « non linéaire «  ou « hybride ». Les modes d’action sont très diversifiés, parfois simultanés, selon un tempo qui peut paraître erratique : la gesticulation militaire, l’action clandestine, l’ouverture diplomatique, l’action humanitaire, l’utilisation de supplétifs, le chantage économique, le boycott, la guerre médiatique, l’attaque cybernétique, l’influence politique (partis souverainistes et l’extrême-droite en Europe de l’Ouest par exemple), … Bref une approche globale de la gestion de la crise mais pas tout à fait dans le sens où nous la concevons à Bruxelles ou à Washington, une sorte de « comprehensive approach 2.0 » à la russe soutenues par modes d’action que nous ne pouvons que constater et a fortiori difficilement reproduire car incompatibles avec nos valeurs et nos principes. Toute tentative d’imitation de modes d’action comparables se traduirait par la mort politique de celui qui aurait pris la décision d’y avoir recours.

Cette situation était-elle inéluctable ? Avons-nous saisi correctement les opportunités qui nous étaient offertes lors de l’effondrement de l’URSS, afin d‘ ancrer l’Europe, les Etats-Unis et la Russie dans un processus différent, un partenariat mieux nourri et davantage équilibré où chacun aurait fait l’effort de comprendre l’autre ?

Les Russes ont perdu la guerre froide, ils le savent. Mais la Russie est une grande nation et il y a, me semble t il, un besoin fort de reconnaissance et de considération auquel Moscou a toujours été profondément attaché. Les résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes. Ce qui ne veut pas dire que tout ce que décide et fait V. Poutine n’est pas condamnable, bien évidemment. Il y eut des violations du droit international. Mais y a t il vraiment unanimité pour les condamner ? Analysons, par exemple, les résultats du vote à l’Assemblée générale des Nations Unies le 27 mars 2014, reconnaissant que le référendum organisé en république autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16 mars 2014 n’avait aucune validité. Sur l’ensemble des pays représentés à l’Assemblée Générale, 100 se sont exprimés pour, 11 contre, 58 se sont abstenus, les autres pays ne s’étant, à priori, pas exprimés.

Vu de Moscou, ce résultat peut être interprété comme une confirmation du bien fondé de la démarche, l’ambassadeur russe déclarant « l’initiative a donné lieu à un évènement véritablement historique au cours duquel, par une écrasante majorité, la Crimée a été réunifiée à la Russie », appelant «  la communauté internationale à respecter le droit des Criméens à lautodétermination » et concluant en affirmant « c’est la justice historique qui a prévalu ».

Cette approche est évidemment interprétée différemment par tous ceux qui soutiennent les principes de la souveraineté des Etats et de leur intégrité territoriale et  chacun y trouvera les arguments justifiant sa position.

Dans ce choc de plaques tectoniques où l’Union européenne, l’Otan et la Russie poussent leurs pions, la France a, de mon point de vue, un rôle majeur à jouer. Sa position sur l’échiquier européen et transatlantique est stratégique. Elle a des liens historiques, culturels, politiques privilégiés avec les peuples russes et américains qui lui permettent de comprendre mieux que quiconque les modes de pensée et d’action de ces principaux acteurs. La place de la France telle que R. Lewis la définit dans son modèle sur la typologie des cultures montre bien qu’elle peut jouer le rôle de « pont » et devenir une véritable force de proposition au sein de l’Union européenne et de l’OTAN, entre la Russie et la sphère anglo-saxonne.

La France a des arguments, il lui faut les faire valoir. Je terminerai ici en citant un ancien chef d’état français :

«  Cest parce que nous ne sommes plus une grande puissance quil nous faut une grande politique, parce que, si nous navons pas une grande politique, comme nous ne sommes plus une grande puissance, nous ne serons plus rien. »

Charles De Gaulle

Patrick DESJARDINS

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